Au-delà de la qualité propre du film, il est nécessaire de rectifier cette pseudo-réflexion (pardonnez-moi, le mot est déjà bien trop grand), disons plutôt ce bruit ambiant absurde relayé par une partie de la presse et du public, selon lequel la présence Des hommes sans loi en compétition au festival Cannes était injustifiée, voire imméritée: bref, que son soi-disant trop grand classicisme n'était pas digne d'une représentation aussi voyante à Cannes. Comme s'il y avait une grille de lecture à respecter, un type de profil à garantir, alors que Cannes est réputé pour être un festival transcendant les genres, et qui par là-même se doit d'honorer, non pas un cinéma, mais le cinéma. Si habituellement ce sont les organisateurs qui pêchent par l'élitisme de leur choix (Cannes compte son lot de cinéastes privilégiés, en particulier européens, qui reviennent à chacun de leur film), force est de constater que la sélection d'un film américain traditionnel (réalisé par un quasi-inconnu pour les non-néophytes) dans la compétition témoigne d'un soucis réel de variété, et que, pour une fois, ce sont bien les contestataires qui méritent la Palme d'Or du conservatisme condescendant et hypocrite.
Taxer d'académisme le travail effectué avec Des hommes sans loi serait se méprendre considérablement sur la nature et la portée du projet. Secondé par le singulier Nick Cave, John Hillcoat (The proposition, La route) ne se contente pas de copier des codes et des motifs, il se les réapproprie par le regard bienveillant qu'il pose sur eux. En jouant avec la matière même d'un scénario a priori sans grand intérêt (c'est du vu et re-vu, clameront certains) et la mise en scène trop vite critiquée par son classicisme apparent, le tandem australien offre un hommage vibrant au cinéma américain traditionnel tout en s'autorisant de petits écarts de conduite qui soulignent la modernité du film sans pour autant trahir son amour du cinéma classique. Le décalage du film vis-à-vis de la tradition à laquelle il semble se rattacher (au-delà du fait premier que Des hommes sans loi se situe à la croisée entre le film de gangster et le western) s'opère par saillies. Imprévisibles, ces traits d'humour du récit qui, plutôt que d'envisager avec condescendance ses influences, apporte un recul admiratif vis-à-vis de la substance qui le nourrit. Etonnants, ces instants de pure violence graphique qui surgissent à l'écran sans pudeur aucune (rattachant ainsi le film à la radicalité du cinéma américain des années soixante-dix). Au-delà du récit d'initiation classique (mais par ailleurs fort bien mené), Des hommes et des loi questionne les contradictions de ses personnages principaux. Refusants la modernité (ils veulent agir comme ils l'ont toujours fait), attachés à des principes traditionnels de la société américaine (la cellule familiale), les frères Bondurant apparaissent dans un premier temps comme les vestiges de temps anciens où, après avoir acquis sa part d'espace, l'on était légitime, et donc en règle avec la loi. Seulement, quand les mutations sociales (l'arrivée des flics de la ville) s'en mêlent, et remettent en cause leur principe de vie (leur activité, jusque-là tolérée, devient complètement illégale), il n'y aura d'issue que par la violence. Le film interroge finement les relations entre la légende et la vie réelle: si cette-dernière, par son absurdité, peut "s'auto-mythifier" en quelque sorte, il suffit d'un rien pour que cette même absurdité nous ramène à notre insignifiance (si la rumeur de l'invicibilité de Forrest au combat s'avère réelle -Hillcoat pousse sa logique jusqu'au grotesque-, ce gaillard soi-disant intouchable mourra stupidement d'une pneumonie). Quoique caricaturée, la vision de la ville proposée à travers le personnage de Guy Pearce n'en demeure pas moins éclairante. Si les "campagnards" s'accompagnent d'une dimension animale et instinctive (les grognements inoubliables de Tom Hardy; la tronche crasseuse de Jason Clarke; la logique purement primaire dont ils font preuve par leurs actes de vengeance), l'homme de la ville, dissimulant son instabilité névrotique derrière une élégance douteuse et fétichiste, est l'incarnation la plus proche du Mal absolu, auteur d'une violence calculée et perverse, renforcé par le fait qu'il se sait du bon côté de la loi, et en profite.
Des hommes sans loi est donc, en plus d'un divertissement haut de gamme servi par un casting démentiel et une bande-son exceptionnelle, un film qui pousse son travail formel et thématique bien plus loin que l'on voudrait nous le faire croire, et opère un lien plus qu'intéressant entre tradition et modernité.
8/10