Pour ma première incursion dans l'oeuvre de John Cassavettes, c'est un choc rarement éprouvé que je ressens. Tout, de l'intensité du jeu d'acteur, à l'intelligence du scénario et la sobriété de la mise en scène, concourt à faire d'Une femme sous influence un très grand moment de cinéma.
Derrière la caméra, John Cassavettes use avec intelligence de long plans-séquences pour mieux capter la force et la réalité de l'instant, d'autant plus qu'il laisse à plusieurs moments ses acteurs se livrer à de totales improvisations. La puissance qui en ressort est tout simplement époustouflante, et même paroxystique lors de quelques scènes ahurissantes (la crise de Mabel et le médecin qui tente de la calmer avant de l'interner, le retour de Mabel après six mois d'hôpital, le dernier quart d'heure avec les enfants et le couple). Le scénario, a priori simple, se révèle d'une subtilité étonnante, et n'a pas son pareil pou décrire la complexité des rapports humains et du couple, jouant avec une finesse extrême sur les non-dits, le trouble (au final, on ne sait pas vraiment quelle a été la raison du comportement de Mabel: pression sociale? passé difficile?). En effet, il suffit de quelques secondes, avec une phrase et un échange de regard pour montrer la relation trouble entre Mabel et son père (l'aurait-il violé dans son enfance?); quant à l'entourage, il se révèle ignorant, étouffant et donc destructeur pour la jeune femme. Seul le noyau familial central, c'est-à-dire le mari et les enfants, sont une source de bonheur pour elle. Et c'est là qu'Une femme sous influence se révèle une des plus fortes histoires d'amour du cinéma: son mari est à la fois aimant et rustre, mais il est le seul à tenter de la comprendre (c'est d'ailleurs profondément émouvant quand il se rend compte après son retour d'hôpital, où elle paraît complètement déshumanisé, qu'il l'aime telle qu'elle était vraiment), et elle est au service de son mari, totalement dévouée à faire son bonheur, car Mabel est une femme qui ne vit que pour être aimé, exprimant ses souffrances par son excentricité maladive mais finalement terriblement humaine. Interprétée par la sublime Gena Rowlands, en état de grâce, qui confère à Mabel une gestuelle, une profondeur et une humanité déchirantes presque jamais aussi bien exprimées au cinéma: c'est bien simple, elle ne joue pas le rôle, elle le vie, littéralement. Rarement interprétation n'aura été aussi indissociable d'un film: sans elle, le film n'a pas lieu d'être, et même quand elle n'occupe pas l'écran, son aura et sa prestance enveloppe le spectateur. C'est d'ailleurs cette implication générale (tous les autres acteurs sont bons, en particulier Peter Falk, qui se détache magistralement de son étiquette "Colombo") des comédiens et de l'équipe de tournage dans l'unification du projet qui crée cette urgence, cette vérité, cette émotion présentes à chaque instant et presque palpables. En prétextant la folie comme réponse au corps social et familial parfois destructeur, le film se vit comme une quête identitaire profonde doublée d'une peinture du couple essentielle et d'une ode à l'amour lumineuse.
Transcendé par la performance hallucinante de Gena Rowlands, qui, n'ayons pas peur des mots, signe tout simplement l'une des meilleures interprétations féminines de tous les temps, Une femme sous influence est un film immensément riche, profond, modeste et bouleversant, qui dépeint magnifiquement la complexité et l'ambiguïté de l'humain, en s'appuyant avec une admirable subtilité sur les non-dits, le trouble. L'urgence de la mise en scène instaure un climat unique, traversé par l'énergie de l'interprétation, où l'épure se lie à l'émotion dans un mélange inoubliable. Magistral.
10/10