Pour les connaisseurs de l'oeuvre du cinéaste, L'oeuf du serpent est considéré comme un film atypique, en marge des créations habituelles de Bergman.
Pendant toute la durée du tournage, Ingmar Bergman, habitué des petites productions indépendantes, s'est retrouvé déstabilisé par les moyens financiers dont il disposait, pour cet Oeuf du serpent qui fait office de superproduction dans sa carrière: le film se révèle ainsi particulièrement étrange dans son cheminement, comme s'il ne savait pas trop où aller. Néanmoins, L'oeuf du serpent s'impose, sur la longueur, comme un film d'ambiance inclassable et marquant, qui distille un malaise indicible, sous-terrain. Empreint d'une atmosphère poisseuse et mortifère, cette oeuvre désespérée autopsie la peur d'une société qui se sait déclinante, d'un peuple errant qui a perdu sa foi en l'avenir. Bergman parsème son film de séquences sous forme d'errances nocturnes dans les rues de Berlin comme autant de visions cauchemardesques d'un monde à la dérive. Tel une trainée de lave, le désespoir embrase la pellicule. Le couple Carradine/Ullman fonctionne parfaitement: le récit les suit dans leur bref moment d'espoir aussi bien que dans leur crise de survie, mais au final l'amour est bel et bien enterrée par le pessimisme du contexte historique. L'histoire, assez surprenante, prend de multiples directions, hésite parfois, et, après une première partie plus classique, s'impose dans la seconde, et notamment dans le dernier quart d'heure, avec un face-à-face glaçant et inoubliable entre David Carradine et Heinz Bennent. En dressant un double portrait: celui, terrifiant, de l'humain dans ce qu'il a de pire, et celui, non moins pessimiste, d'une société en crise et de la descente aux enfers d'un peuple à la veille de la Seconde guerre mondiale.
Habité d'une noirceur morne peu commune, L'oeuf du serpent est une oeuvre étrange, difficilement cernable, qui fait sournoisement son nid dans l'esprit du spectateur, en particulier grâce à sa magistrale conclusion.
8/10