Remake du Salaire de la peur, Sorcerer n'est pas une énième copie d'un classique destinée à faire des recettes commerciales. Fidèle à sa réputation d'illuminé, le réalisateur de L'exorciste signe une version crade, suicidaire et jusqu'au-boutiste du chef-d'oeuvre de Clouzot.
Echec commercial, descendu par les critiques de l'époque, Sorcerer fait partie de ces films maudits, nés dans la douleur, bâtis dans la sueur et l'effort, et qui finissent par sortir dans l'indifférence. Depuis lors, le film jouit heureusement d'une réputation de film culte pour le peu de personnes qui ont eu l'occasion de le voir. L'introduction des personnages durant une bonne demi-heure a beau être totalement inutile (l'original n'expliquait rien du passé des personnages), elle participe à la démesure d'un projet complètement fou, et qui ne fait jamais dans la subtilité. Une fois les présentation faites, il faut voir avec quel sens du détail le cinéaste nous immerge dans un cadre inconfortable, un village perdu au fin fond de l'Amérique du Sud où les destinées des personnages vont converger: ce lieu-refuge croûlant sous la chaleur et la puanteur, constitué de baraques de fortune et de rues boueuses, où des âmes fatiguées errent sans but, harassées par le travail à la mine, noyant leur solitude dans l'alcool, est l'endroit privilégié pour ceux qui veulent se faire oublier du monde. Appuyée par la musique entêtante de Tangerine Dream, la mise en scène instaure une atmosphère glauque et étouffante. Le périple de la seconde partie réserve des moments de cinéma d'une extraordinaire intensité, avec, en premier lieu, la traversée de camions sur un pont totalement impraticable, qui restera dans les annales comme l'une des séquences les plus hallucinantes jamais vues dans un film d'aventures. Pendant un quart d'heure, le spectateur s'arrache les ongles, à deux doigts de dévorer son siège: la mise en scène va au bout de sa logique réaliste, si bien que l'on se demande encore comment une telle chose a pu être filmé, autant du point de vue technique (l'emplacement de la caméra, au coeur de l'action) qu'humain (la mise en danger réelle des acteurs et de l'équipe de tournage). Les acteurs sont absolument géniaux, Bruno Cremer et Roy Scheider en tête.
Il ne vient même pas à l'esprit de comparer ce film à l'original, tant les deux versions divergent mais suscitent une intensité analogue. Quoi qu'il en soit, Sorcerer est une expérience qui dépasse l'entendement, embarquant le spectateur dans un périple à haut risque, gravé du sceau du pessimisme le plus profond. Un voyage au bout de la nuit dont vous reviendrez vivant, assurément, mais sûrement pas indemne.
9/10